Aujourd’hui, A Filetta, mené par son leader Jean-Claude Acquaviva, fait figure de groupe polyphonique incontournable sur l’île. A Filetta, c’est surtout un mélange de voix inattendues, un échos aux chants originels, un hymne d’une terre, les voix d’une culture et d’une tradition. Certes, A Filetta est avant tout un groupe culturel, qui a su évoluer au fil des ans.

Mais A Filetta refuse le repli identitaire et s’ouvre sur le monde, à travers une œuvre intemporelle et universelle. Comme I Muvrini, le groupe A Filetta ose le pari d’une carrière internationale. A Filetta a notamment enregistré la BO du film

A Filetta, « Aux racines de la Corse »

25 ans déjà qu’A Filetta (la fougère) communique la ferveur de ses chants polyphoniques corses à travers le monde. Avec Sì di mè, leur nouvel album produit par leur ami Bruno Coulais, avec lequel ils avaient enregistré la B.O. du film Himalaya, ils renouent avec une musique où les instruments prennent autant d’importance que les voix. Un retour aux sources. Rencontre avec Jean-Claude Acquaviva, théoricien du groupe.

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RFI : Que signifie Sì di mè ?
JC A : La traduction qui me paraît la plus exacte est « Tu es des miens, de ma famille ». C’est le sens de l’hospitalité des Corses. Nous avons ici une façon de concevoir le rapport à l’autre comme un rapport de proximité, de solidarité, de partage. Ce n’est pas le fait qu’on ait des chromosomes particuliers, mais nous sommes une petite communauté en Corse. On se connaît tous. C’est ce qui fait notre force et notre faiblesse. On est tous de la tribu de quelqu’un. C’est souvent pesant. Si di mé s’adresse autant à ceux qui chantent avec nous sur le disque, qu’à ceux qui écoutent le disque, parce qu’on a sans cesse ce sentiment d’être des frères.

La pratique de la polyphonie est-elle liée à l’établissement d’un lien social ?
Absolument. C’est peut-être ce qui explique sa force et le fait qu’elle ait trouvé une nouvelle raison d’exister. Parce qu’il faut bien réaliser que, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, cette polyphonie était rurale. Aujourd’hui, cette société n’existe plus et pourtant cette musique trouve une nouvelle raison d’être et a trouvé une nouvelle fonction sociale. La paghjella (le chant polyphonique par excellence), qui était il y a 50 ans le chant des travailleurs de labeur, est aujourd’hui celui des lycées et des fêtes de famille.

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Dans ce nouvel album, vous accompagnez vos chants de musique. C’est nouveau pour vous ?
On a toujours eu un double répertoire. Un purement polyphonique, l’autre qu’on appelle, d’une manière un peu arbitraire, les chansons. Ces dix dernières années, on a beaucoup travaillé sur le vocal et aujourd’hui, on sort un album qui fait intervenir l’instrumentation. Cela n’enlève rien à notre travail et l’on fait des polyphonies en rythme alors qu’elles sont traditionnellement très libres. Il y a un rythme interne, celui de la parole. Ici, on présente une polyphonie qui se couche sur une rythmique. Cette rencontre avec Bruno Coulais a vraiment fait évoluer votre travail ?
Nous disons souvent, lorsque nous présentons les chansons de Bruno que nous interprétons, qu’il est devenu beaucoup plus qu’un partenaire. C’est un grand frère que l’on aime servir parce que lui, aime se servir de nous. Il a fait des musiques qui lui ressemblent. A aucun moment, il n’a voulu faire de la polyphonie corse et en même temps, il a utilisé notre personnalité vocale. Cela nous a permis d’explorer de nouvelles pistes, notamment celle qui tend à lui donner une nouvelle rythmique. On a généralement des rythmes plus orientaux que ceux de la musique « pulsée » occidentale.

Le fait d’avoir côtoyé grâce à lui Akhenaton, à l’occasion de la B.O. de Comme un aimant, a-t-il fait évoluer votre démarche ?
Nous avons vu dès le début avec le rap, des liens de parenté évidents. Car ce qui importe dans la tradition orale, ce n’est pas la musique que l’on met sur les paroles, ce sont les paroles elles-mêmes. Et le rythme de notre musique est celui de la parole. C’est en ce sens que le rap est proche de nous. Dans le rap, on s’adresse à quelqu’un. Et nous chantons de la même façon. Il y a toujours cette espèce de son projeté où l’on prend l’autre à témoin, on l’invite à écouter. Il y a également le fait que le rappeur défend les mêmes valeurs que nous, des valeurs de justice, de solidarité, d’équité, de partage. On a souvent une même vision du monde selon laquelle tout est régit par l’efficacité économique et financière.

Fidélité aux racines, ouverture sur le monde, c’est A Filetta ?
Plus que fidélité aux racines, c’est avoir des racines. Dès lors que l’on en a, on n’a pas besoin de prouver qu’on y est fidèle. Cela ne nous empêche pas d’être ouvert sur le monde, de replacer notre chant dans sa matrice. Notre tradition est faite des chants du Maghreb, des chants berbères, de polyphonies que l’on retrouve en Albanie, en Sardaigne, en Géorgie. Pour nous, il est important de rester ouvert sur le monde. Parce que si, à un moment donné, on dit : « La tradition est là, elle a tel contour », elle devient objet de musée. La tradition n’a de sens que si elle continue d’être le reflet d’une communauté qui avance.

Vos tournées à l’étranger enrichissent-elles votre culture ?
Cela nous permet de sortir de ce face-à-face avec le centralisme français qui ne reconnaît pas notre identité. C’est donc un moyen pour nous d’apaiser les choses parce que l’on se fait reconnaître naturellement par le chant. Et en même temps, on s’enrichit avec les autres traditions. On se rend compte que d’un bout à l’autre de la planète, les techniques de chant ne sont pas si éloignées les unes des autres. Il nous est arrivé, à l’occasion des Rencontres polyphoniques de Calvi que nous organisons chaque année à la mi-septembre, de voir des chanteuses bulgares complètement ébahies devant des Amérindiennes qui chantent des mélodies qu’elles croyaient venir de Bulgarie.

Il y a un morceau qui s’intitule Tbilissi. Vous avez souvent travaillé avec les artistes géorgiens ?
Nous avons été amenés à rencontrer beaucoup d’artistes à l’occasion de ces Rencontres et le courant est passé très fort avec les Géorgiens. Dès qu’ils se sont mis à chanter, on a eu l’impression qu’ils nous renvoyaient une image de nous-mêmes, c’était assez surprenant. On retrouvait en eux les mêmes gestes, les mêmes façons de se chercher dans le chant. De fait, sur le plan harmonique, ils ont une musique très proche de la nôtre. Du coup, on s’est mis à chanter des chants géorgiens et ils sont revenus deux ans après, avec des chants à nous. On aurait vraiment dit des chanteurs corses. Ce sont des gens extraordinaires, d’où ce titre pour leur rendre hommage.

A Filetta Sì di mé (Virgin)

RFI Musique Pierre René-Worms